"Le bout du bout du bout !".

Tout a une fin, c'est bien connu... Et en voici une démonstration très concrète !

La scène se déroule en août 1995, à Châtel-Censoir (89), pour le baptême d'Audrey, ma première fille, née le 18 mai.

Nous accueillons à la campagne, dans la vaste maison de ma belle-mère, une trentaine de personnes, amis et familles réunis. Parmi elles, une bonne demi-douzaine d'enfants, dont mes nièces par alliance, alors âgées de 3 et 5 ans.

Léa, la cadette, me prend soudainement à part, avec de grands airs de conspirateurs. Elle m'apprécie assez depuis qu'à deux reprises, 18 mois plus tôt, sa tante et moi l'avions emmenée avec nous dans cette même maison, afin de valider la réalité concrète de la présence d'un jeune enfant et donc la viabilité de notre désir de progéniture. Je me fondais en effet sur le principe que si j'étais capable, ne serait-ce que deux jours durant, de changer les couches d'un enfant qui n'était même pas le mien et de me lever pour lui la nuit, c'est que j'étais manifestement mûr pour être parent ! Ce qui, à vrai dire se vérifia parfaitement.

  • Dis Jean-Pierre, tu peux me dire elle est grande comment ta fille ?

  • C'est à dire ? Je ne comprends pas trop ce que tu veux dire, ma chérie ?.
  • Ben, moi j'ai 3 ans et ma grande soeur, Éva-Luna, elle a 5 ans. Alors Audrey elle a combien ?
  • Oh mais, tu sais, ta petite cousine est toute jeune : elle n'a que 3 mois ; même pas un an, car un an c'est 12 mois ; 4 fois plus !

Face à sa moue perplexe et toujours soucieux de didactisme, je lui propose alors de lui faire un dessin, sous forme de graphique, afin de mieux appréhender ce que pouvait être l'âge de sa petite cousine de 3 mois, au regard de son âge de 3 ans.

L'idée l'enthousiasme, ainsi que sa grande soeur et les autres enfants, qui filent aussitôt me chercher, en une cavalcade effrénée à travers la vaste demeure, le stylo, le triple décimètre, le ruban adhésif et les grandes feuilles blanches quadrillées format A4 demandés.

Sitôt le matériel rassemblé, j'entreprends d'expliquer à ma classe improvisée comment nous allons procéder.

  • Alors voilà : nous allons dire que un cm égale un mois. Donc, pour représenter l'âge de ma fille, qui a 3 mois, nous allons dessiner un trait de 3 cm, comme cela, vous voyez : 6 petits carreaux de 0,5 cm !
  • Tu peux aussi nous dessiner l'âge de Zoé et Jérémie, dis ? (Il s'agissait des tous jeunes enfants de Sarah, la marraine de ma fille).
  • Bien sûr ! Regardez : Zoé a 4 mois, donc nous faisons un trait de 8 petits carreaux, soit 4 cm. Mais Jérémie est beaucoup plus vieux ! Il a deux ans et demi. Comme un an égale 12 mois, 2 ans égalent 24 mois et 2 ans et demi égalent 30 mois, donc 60 petits carreaux ou 30 cm. Ah, vous voyez, il faut déjà que nous collions une deuxième feuille car cela dépasse un petit peu...
  • Et nous, et nous ?! On est où ? s'écrient alors la petite Léa et sa "'grande" soeur, Eva-Luna.
  • Vous, vous encore plus grandes, regardez : pour Léa, qui a 3 ans, le trait va mesurer 3 fois 12 mois, c'est à dire 36 mois, donc 72 petits carreaux et 36 cm ; comme ceci !

Et pour Éva-Luna, qui a 5 ans, cela va faire 5 fois douze mois égale 60 mois ; donc 120 petits carreaux et 60 cm !

  • Oh là là , c'est beaucoup !
  • Oui, vous voyez, il faut encore coller une troisième feuille, comme cela. Comme tout à l'heure, cela ne dépasse pas beaucoup mais quand même un tout petit peu. Il faut être précis, n'est-ce pas !

Déjà admiratifs de ma phénoménale puissance de calcul, les enfants s'extasient alors devant la précision de mes travaux, avant d'ouvrir de grands yeux en mesurant, visuellement, l'écart d'âge entre un nourrisson de 3 mois et deux "grandes" filles de 3 et 5 ans.

  • Ouaouh ! On est drôlement grandes nous alors !
  • Bien sûr que vous êtes grandes !

Et c'est là que les Athéniens s’atteignirent...

  • Et Grégory et Juliette, ils sont grands comment, dis ? (il s'agissait cette fois, des jeunes frères et soeurs de ma compagne, issus du second mariage de son père).
  • Beaucoup plus grands bien sûr ; ils ont 12 et 14 ans.
  • Oui, mais ça fait grand comment en centimètres, dis Jean-Pierre ?
  • Et bien nous allons en consommer du papier et du ruban adhésif, les enfants ! mais si vous y tenez : allez nous sommes partis ! Pour Grégory il va falloir rajouter des feuilles puisqu'il a 12 ans donc 144 mois, ce qui fait 288 petits carreaux et 144 cm : 1,44 mètre !
  • Ouahou ! et Juliette alors ?
  • Et bien Juliette elle a 14 ans, donc 14 fois 12 mois égale 168 mois, ce qui fait 336 petits carreaux et 168 cm ou 1,68 mètre !

Et ainsi de suite, la petite troupe réclamant successivement d'intégrer la tante des petites, ma compagne, Cécile (31 ans), leur mère, ma belle-soeur, Florence (32 ans), la marraine de ma fille, Sarah (32 ans), son compagnon, Martin (33 ans), le papa des petites, mon beau-frère, Yves (34 ans) et moi Jean-Pierre (34 ans)...

Mais également la seconde épouse de leur grand-père maternel, Odile (43 ans), leur grand-mère maternelle, Françoise (57 ans), et leur grand-père maternel, Jean-Louis (61 ans), ainsi que mes propres parents, Françoise et Claude (62 ans tous les deux)... avec, naturellement à chaque fois, vous l'imaginez bien de plus en plus de feuilles format A4 à coller les unes aux autres !

Nous en étions déjà à 1 488 petits carreaux et pas moins de 744 cm ou 7,44 mètre (je continue à convertir pour les moins matheux...) !

  • Et Lito alors ? ( son arrière grand-père maternel), réclame encore cependant la petite Léa, manifestement passionnée par l'exercice et notamment l'utilisation intensive de ruban adhésif !
  • Oh là là, ma chérie, je ne sais pas si nous allons avoir assez de feuilles pour Lito, tu sais ; parce qu'il a tout de même 83 ans, vois-tu !
  • 83 ans ?!?! Mais ça fait combien de mètres de papier alors ?
  • Beaucoup de feuilles en tous cas les enfants !
  • Allez, Jean-Pierre : I' faut mettre aussi Lito ! On veut voir quel âge il a en vrai !

Je m'exécute donc, toujours sans jamais tricher d'un seul centimètre, alignant encore 8 feuilles A4 supplémentaires, les dernières disponibles !

  • Et bien, vous voyez les enfants : il y a juste assez de feuilles pour mettre Lito ! Regardez cela ; c'est incroyable, on arrive presque au bord de la dernière feuille ! Et je vous jure que je n'ai pas triché du tout...

Pas peu fier de mon incroyable fresque de plus de 34 feuilles A4 et donc 10mètres de long, ainsi que de l'enthousiasme que cet exercice a suscité parmi ma horde d'élèves, je les suis dans le grand escalier qui mène au rez-de-chaussée, où ils se sont bruyamment précipité pour raconter à l'assemblée leur désormais parfaite maîtrise des rapports d'âge intergénérationnels !

  • Vous savez quoi ? Et bien Jean-Pierre ils nous a fait le plus grand dessin du monde et i' nous a tout expliqué pourquoi Audrey elle est encore toute petite ! Et Zoé aussi, mais Jérémie il est beaucoup plus grand et moi aussi ! Et après 'y a aussi Éva-Luna et pis Grégory et Juliette, raconte la jeune Léa, toute fière !
  • Et puis aussi il a dessiné l'âge de tout le monde, même vous tous et pis même aussi les vieux !, renchérit sa grande soeur, Éva-Luna.
  • Et moi, s'enquit alors Lito, le fameux arrière-grand-père ? Il n'y avait pas assez de papier pour me placer, j'imagine ? Parce que je suis très très très vieux, vous savez !
  • Oh oui alors ! Jean-Pierre y nous a bien montré les âges de tout le monde. Et toi t'es tellement vieux vieux vieux, que Jean-Pierre y croyait qu'on aurait pas la place de te mettre ! Et il a quand même réussi à te dessiner !
    Mais tu sais, Lito, toi t'es vraiment au bout du bout du bout ! C'est vrai ! C'est vraiment la fin, après, y a plus rien du tout !... rajoute Léa pour conclure.

Par chance, le vieux monsieur en question, qui était alors encore en parfaite santé et était venu de Paris (75) en voiture, pris fort bien la chose et éclata de rire avec l'assemblée.

2 réflexions au sujet de “"Le bout du bout du bout !".”

  1. Très jolie histoire, Jean Pierre.
    Elle me fait penser à Hélène, 7 ans, voyant un ami de 96 ans, un peu isolé sensoriellement par son grand âge : "Pierre est déjà un peu mort, Maman, je ne préfère pas l'embrasser".

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